Dans le Cotentin, « nous vivons avec 30 vaches et 30 hectares chacun »
Le Gaec de la Bergerie n’a pas renié le système herbager mis en place au début des années 2000. Il a investi depuis dans un atelier de transformation à la ferme, la robotisation de la traite et l’agrandissement du troupeau qui va avec, et l’énergie solaire. Les associés et la salariée de ce Gaec familial du Cotentin conduisent ensemble 132 ha et 150 vaches.
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Au premier coup d’œil, on reconnaît la stabulation laitière en face de l’entrée, le bureau du Gaec à droite et le plateau venteux des prairies avec au loin la pointe de la Hague qui marque l’extrême nord-ouest du département. Une observation plus attentive note les changements : le bruit continu d’un robot de traite, un fourgon de livraison de produits laitiers, un hangar récent de stockage équipé de panneaux photovoltaïques.
Le Gaec de la Bergerie, à Vauville dans la Manche, a conservé le cap fixé au début des années 2000, mais a élargi sa déclinaison. En 2004, Jean-François et Philippe André, les deux frères, Emmanuel leur cousin et Marie-Odile, la compagne de Jean-François, ont investi 280 330 € dans un séchage de foin en grange pour une capacité de 350 tonnes et l’aménagement du bâtiment en alimentation distribuée. Depuis, ils ont investi près de 800 000 € (hors renouvellement du matériel). D’abord en 2008, dans la création d’un atelier de fabrication de lait de consommation pasteurisé et de crème à la ferme (105 600 €). Laquelle s’est accompagnée de l’embauche de Christelle, conjointe de Philippe.
La conduite économe aide à passer les crises
Ensuite, en 2015, les quatre associés acquièrent un robot de traite GEA à trois stalles et agrandissent la stabulation de 30 logettes pour un coût total de 487 000 €. Enfin, en 2020, ils construisent le hangar à fourrages et matériel doté de 500 m² de panneaux solaires (100 kWh de capacité) payé 188 000 €. Bizarrerie de l’histoire, ces trois investissements mûrement réfléchis sont lancés juste avant ou en pleine crise : en 2009 et 2015, années d’effondrement du prix du lait, et en 2020, année du Covid. « La transformation de 70 000 à 80 000 litres à la ferme dès 2008 a permis de vendre mieux le lait que les 288 € de prix de base que notre coopérative Maîtres laitiers du Cotentin a fait pourtant l’effort de payer à ses adhérents l’année suivante », positive, avec le recul, Jean-François. Les associés ont soutenu le mouvement de grève du lait en jetant à deux reprises le lait de leur tank.
En 2015, c’est surtout l’incertitude sur l’obtention de la subvention de 130 000 € relative aux nouveaux équipements qui les a inquiétés pour leur exploitation. « Cela a tiré plus dur mais nous n’avons jamais suspendu les prélèvements mensuels, dit Philippe. Ponctuellement, quand cela s’est révélé nécessaire, nous avons abaissé notre rémunération. » Les associés avaient également eu la sagesse de terminer le remboursement bancaire relatif au séchoir en grange avant de lancer un nouvel investissement important.
Ces périodes de crise les ont confortés dans leur stratégie d’une conduite économe de leur élevage basée sur un maximum de pâturage. L’inflation des prix des matières premières amplifiées par la guerre en Ukraine en 2022 n’a fait que la confirmer. « Le travail sur nos coûts nous a aidés à surmonter les soubresauts du marché, juge Marie-Odile. Nous sommes peu exposés aux fluctuations de prix des intrants. Nous ne consommons par exemple que 10 000 litres de carburant par an. » Les annuités limitées à 58 000 € sont également réfléchies dans cet esprit (68 €/1 000 l). Quand c’est possible, l’autofinancement est privilégié pour renouveler le matériel, en particulier de fauche.
La part des holsteins est descendue à 20 %
Les coûts de production faibles (101 € de coût alimentaire des vaches sur la campagne 2024-2025) compensent la productivité par UTH, qui a progressé moins vite que la moyenne départementale. Le Gaec affiche aujourd’hui 214 200 l par UTH, contre 331 910 l dans les exploitations laitières spécialisées de la Manche et du Calvados, selon Cerfrance Normandie Ouest. Les 58 vaches qui ont agrandi le troupeau depuis les années 2000 assurent les quelque 300 000 litres supplémentaires (856 850 l en septembre 2023-2024). Le niveau d’étable, lui, est resté à l’identique : 6 200 kg de lait brut par vache, contre 6 600 kg en 2006, mais avec des taux plus faibles (voir l’infographie). La recherche de vaches plus adaptées au pâturage que la holstein y contribue. La moitié d’entre elles sont de race normande, contre 20 % avant. Trente pour cent sont croisées holstein x pie rouge des plaines. Seules 20 % sont désormais pures holsteins.
Retour du maïs pour sécuriser les stocks
« Les 115 logettes et les 20 places en aire paillée de la stabulation laitière sont saturées. Une quinzaine de taries sont logées dans un bâtiment adjacent et les génisses à inséminer résident dans une prairie de landes », souligne Jean-François.
Malgré les 50 hectares de prairies repris ces vingt dernières années en location, le Gaec de la Bergerie « court » aujourd’hui après les fourrages pour nourrir les 153 vaches et les élèves. « Nous butons sur la capacité du séchoir et sur sa vitesse de séchage », reprend Jean-François. Vu l’inflation sur le prix des matériaux, les éleveurs préfèrent le remplir à ras bord plutôt que l’agrandir, bien qu’il y ait plus d’animaux à nourrir. « Dans le Cotentin, l’air est humide. Le foin ne sèche pas assez vite. Il faut savoir attendre qu’il le soit bien, avant d’entrer une nouvelle coupe. » La sécurisation des stocks fourragers fait partie aujourd’hui de leur priorité. C’est que leur terroir à la réputation pluvieuse n’est pas épargné par le réchauffement climatique. Les canicules des années passées ont révélé la fragilité des systèmes herbagers. Pragmatiques, les associés ont décidé, il y a sept ans, de semer de nouveau du maïs (15 ha en 2025). Autre changement : les vaches taries sont nourries à l’ensilage d’herbe pour économiser le fourrage distribué aux laitières.
Toujours à la recherche du bon équilibre
Après vingt-cinq à trente ans de carrière, c’est l’heure des premiers bilans. Il est positif. « Notre métier a du sens. Nous aimons travailler dans la nature, voir nos animaux pâturer l’herbe et entendre les oiseaux chanter. Grâce à la vente directe et le retour de nos clients, nos efforts pour produire un lait de qualité, via l’herbe pâturée et séchée et la conduite du troupeau, sont récompensés », énumèrent Jean-François, Marie-Odile, Philippe et Christelle. Ils ne regrettent pas l’orientation prise il y a vingt-cinq ans d’un système de production semi-intensif. Cela répond à leur objectif d’une conduite la plus autonome possible en intrants et s’adapte à leur exploitation, dont le potentiel ne se prête pas aux cultures. « Nous sommes constamment sur une crête. Selon les conditions climatiques et la conjoncture économique du moment, nous sommes à la recherche du bon compromis entre nombre de vaches et de génisses, production par vache et volume de lait produit. Ce n’est jamais la routine. C’est ce qui fait aussi l’intérêt du métier », complète Marie-Odile, qui suit en temps réel les comptes de l’exploitation.
Autre motif de satisfaction du Gaec de la Bergerie : la capacité de rémunérer cinq emplois à partir des 850 000 à 860 000 litres vendus, de se répartir les week-ends d’astreinte et de partir trois semaines par an en vacances.
Prendre le temps du consensus et préparer la troisième génération
« Nous n’avions pas mesuré à son lancement que l’atelier de transformation en lait pasteurisé et crème et leur commercialisation prendraient autant de temps. Il occupe Christelle et Emmanuel, et rythme nos semaines », nuance Jean-François. La réunion hebdomadaire du Gaec se déroule d’ailleurs le mercredi matin et non le lundi comme cela se fait classiquement dans les structures associatives. « Nous sommes des personnes qui exprimons calmement nos avis et nos désaccords. Nous prenons du temps pour réfléchir mais, quand la décision est prise, elle est actée par tout le monde et est mise en œuvre rapidement. La culture du Gaec s’inscrit dans notre histoire familiale puisque nos parents et ceux d’Emmanuel l’ont créé en 1968. Nous continuons de l’écrire », assure Philippe.
Visiblement, elle ne va pas s’arrêter. À 36 ans, Lucie, la fille de Marie-Odile et Jean-François, projette de s’installer. Jusqu’au 1er août, elle était salariée dans un élevage laitier du sud de la Manche. Elle vient de rejoindre le Gaec en tant que salariée. Plus jeune de onze ans, son cousin Jules, fils de Christelle et Philippe, se dit également intéressé.
Le Gaec prépare d’ailleurs le départ à la retraite de trois des quatre associés. Celui de Marie-Odile est imminent, celui d’Emmanuel et Jean-Francois est prévu dans trois ans. « Dans cette perspective, nous avons commencé à réduire nos comptes associés dont le montant est élevé. C’est la contrepartie de notre politique d’autofinancement et d’annuités limitées. » En filière non OGM et pâturage, le lait payé 485 €/1 000 l par Maîtres laitiers du Cotentin (MLC) sur l’exercice 2023-2024 facilite les prélèvements. Hors rémunération des associés, il a monté l’EBE à 233 685 € pour une efficacité économique de 41,7 % (ratio EBE/produit). En 2019-2020, à titre de comparaison, avec un prix du lait MLC à 381 €/1000 l, il s’élevait à 143 700€.
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